Récit musical – Désolation

Un morceau de ma composition d’un côté, un texte de mon invention de l’autre, le tout à déguster ensemble : un duo pour se laisser emporter doublement par l’imaginaire. Bonne lecture – écoute !

NB : Mes récits musicaux s’inscrivent tous dans un même univers mais peuvent se déguster indépendamment les uns des autres. Si vous voulez toutefois recoller toutes les pièces du puzzle, vous trouverez la liste complète ci-dessous :


Désolation

Ces terres semblent infinies.

Je m’en tiens à la lisière, j’observe ces étendues arides jusqu’à l’horizon et sûrement encore au-delà. Un simple pas en arrière et mes pieds fouleront de nouveau de vastes touffes d’herbes pigmentées de fleurs mauve. Un pas en avant, au contraire, et j’entrerai dans le territoire maudit. Celui dont on ne revient jamais. Je rechigne à avancer, mais je sais aussi que je n’ai guère le choix.

Mes poursuivants ne sont sûrement plus très loin. Je suis exactement là où leur piège m’a amené. À ce stade de mon échappée, ça ne vaut plus le coup de se presser pour m’attraper, il suffit de m’acculer ici. De m’obliger à commettre l’irréparable. La Désolation se chargera du reste.

Qui m’a dénoncé ?

Je n’en saurai jamais rien. Est-ce ce voisin qui m’a regardé de travers chaque fois que je sortais de chez moi ? Ou bien ce client qui était mécontent de mon travail et a menacé de saboter ma réputation ? Les visages s’enchaînent dans ma tête. C’est amusant comme on peut trouver à la quasi-totalité de son entourage une bonne raison de vouloir sa perte. Mon épouse, peut-être ? Ou l’un de mes enfants ? Le discours est tant martelé qu’il est ancré dans tous les esprits et surpasse au besoin les misérables considérations éthiques que nous pourrions lui opposer. Puisqu’il le faut, parce que les diseurs de pouvoir sont le malin incarné, tous sont prêts à trahir n’importe qui. Je l’ai fait moi-même, combien d’amis ai-je vendus aux autorités malgré leur puissance plus que mineure ? Aujourd’hui encore, je ne regrette rien de mes actes passés : j’ai agi selon mon devoir de citoyen. C’est ce que je me répète, ce que j’essaie encore de croire. Au fond de moi, la révulsion se fait chaque jour plus forte. Pourquoi aurais-je été le seul raté dans cette histoire ? Il doit y en avoir d’autres. Des tas. Tous des innocents à la vie éternellement brisée.

Car tous se sont trompés, dénonciateurs comme juges.

Je n’ai jamais eu la moindre once de pouvoir en moi. Mes amis parlaient d’une exaltation farouche, d’une impression de fulgurance qui imprègne chaque fibre de soi. Tout ça m’est inconnu, je ne connais que la douleur des muscles tiraillés, la chaleur d’un corps pressé contre le mien, le froid du vent sur mes joues.

De bonne foi, je les ai laissé m’arrêter, m’emmener dans un simulacre de tribunal où je croyais révéler ce malentendu. J’y ai plutôt appris cette terrible vérité : les autorités ont toujours raison, même lorsqu’elles ont tort. Dans leur monde, je suis coupable, et leur monde est le seul qui a le droit d’exister.

J’ai réussi à m’enfuir dans la confusion qui a suivi la fin de cette mascarade. Ils n’ont pas envoyé les gardes impériaux à ma poursuite, seulement une bande de mercenaires qu’ils ont recrutée, je l’ai compris en apercevant leurs tenues, une fois où ils étaient bien trop proches. Ils sont vraiment tout près maintenant, j’entends leurs gueulements, ils ne prennent même plus la peine d’être discrets. Ils ont compris comme moi ce qui allait se passer.

Mes jambes se remettent en mouvement, et j’entre dans la Désolation.

Après quelques minutes de marche, je me retourne. Les mercenaires sont arrêtés à la lisière et m’observent. J’imagine un sourire cruel sur leurs visages. Je sais qu’ils resteront là un moment, jusqu’à ce qu’ils me voient disparaître à l’horizon. Il n’y a plus aucun espoir pour moi, d’aucun côté, mais je m’obstine à retarder la fin. J’avance dans la Désolation, pas après pas.

Je ne sais plus depuis combien de temps je parcours ces terres.

Ce n’est qu’un désert sombre sans fin. Aucune végétation, aucune âme qui vive en dehors de la mienne. Le sol est crevé. Progresser est une épreuve de chaque instant. Je m’étonne d’être encore debout, mais je n’ose trop y penser, de peur de perdre cette minuscule étincelle qui m’anime encore par le plus curieux des miracles.

Le paysage, s’il est resté vide et morne, a quelque peu muté au fil de ma traversée. Depuis quelques heures, il a pris une teinte jaunâtre. De gigantesques fumerolles sortent des entrailles du monde et crachent une fumée bilieuse à la ronde. Celle-ci se glisse dans mon nez, rampe dans ma gorge, se délecte de mes poumons. Mes yeux voient jaune. Je crois perdre pied, mais j’avance encore. Je crois sombrer, mais je danse pourtant. L’horizon se renverse, de nouvelles couleurs éclosent dans mon champ de vision. Les crevasses se meuvent et se remplissent d’un liquide verdâtre dont je m’abreuve avec joie pour soulager ma bouche sèche.

Derrière moi, les mercenaires sont loin. Ils ignorent les merveilles qui s’offrent à mon regard. Le paysage reprend vie, brusquement. D’un coup de pinceau, le ciel vire au bleu azur. Puis des nuées d’arbres jaillissent de la terre. Envahi d’une énergie nouvelle, je me mets à courir sans relâche. Une racine accroche mon pied, ou bien un caillou. Ou encore une crevasse. Je m’effondre tête la première, attend la douleur censée déferler. Je ne ressens rien. Je suis tombé dans une touffe d’herbes. Une senteur délicieuse inonde mes narines. Suis-je revenu au point de départ ? Ces fleurs me sont inconnues, elles sont d’une beauté fragile et rare. D’une taille démesurée. Je me relève, aspire une grande bouffée d’air. Je tâte mes gencives de mes doigts, une dent me reste entre l’index et le pouce. Je passe ma langue là où elle s’est décrochée, ne sens toujours rien. L’air me balaie pourtant le visage avec insistance, froid et sec. Mes yeux pleurent devant ce paysage incroyablement beau.

Est-ce un mirage ? Le doute me saisit, sans que rien ne change. Ce sont forcément des hallucinations. Et pourtant ? Mon corps tremble sous l’assaut de toutes ces sensations contraires. Je ne sais plus que penser. Certains disent que la Désolation est un lieu maudit, la demeure du malin. Une torture éternelle. D’autres racontent que ce n’est qu’une région comme les autres, avec son début et sa fin. Qu’il y a de nouvelles terres à explorer au-delà. Est-ce ça que je vois ? Un nouveau monde dans lequel repartir de zéro ? Une nouvelle chance peut-être. Ou n’est-ce qu’un dernier supplice que le sort m’afflige ? Cette colline au loin m’est familière, elle me rappelle mon enfance, là où je jouais, un peu à l’écart du village.

Le vertige me submerge. Je me mets à crier de toutes mes forces. Où suis-je ? Dans la Désolation, ou bien ailleurs ?

Aucune réponse ne me parvient. Euphorie et horreur se mélangent et m’envahissent tout entier pour me soumettre à leurs caprices, tandis qu’une nouvelle interrogation effleure mon esprit, plus terrifiante que toutes les autres.

Suis-je seulement encore vivant ?

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