Récit musical – Refuge
Un morceau de ma composition d’un côté, un texte de mon invention de l’autre, le tout à déguster ensemble : un duo pour se laisser emporter doublement par l’imaginaire. Bonne lecture – écoute !
NB : Mes récits musicaux s’inscrivent tous dans un même univers mais peuvent se déguster indépendamment les uns des autres. Si vous voulez toutefois recoller toutes les pièces du puzzle, vous trouverez la liste complète ci-dessous :
Refuge
La cité leur apparût au détour d’une butte.
Depuis combien de temps essayaient-ils de la trouver ? Des mois. Plus ? Depuis combien de temps en rêvaient-ils ? Des années. Au moins. Le refuge ne se laissait pas facilement atteindre, logé au cœur de la très justement nommée forêt sans fin.
L’air devant Gert scintillait doucement dans la lumière dorée du matin. Là-bas, derrière les troncs de conifères, il croyait apercevoir des murs de pierre à peine discernables tant ils étaient rongés par la végétation. Plus haut, des formes semblaient s’agiter dans la brume. Les volutes vaporeuses se densifiaient, puis se déchiraient et laissaient entrevoir des éclats lointains, la silhouette d’une tour ou d’un toit, avant de s’opacifier de nouveau.
Était-ce encore une illusion ? Un mirage aussi cruel que tant d’autres qui les avaient cueillis durant leur périple ? Une sensation bizarre se fraya un chemin dans les tripes noués de Gert et il se surprit à espérer, encore une fois – s’il lâchait, que lui restait-il ? Il plissa les yeux, se força à observer chaque détail qui s’obstinait à trembler pour se dérober à sa vue.
Gert poussa un soupir. Une main se posa sur son épaule, son corps instinctivement se détendit à ce contact. Il tourna la tête et observa Sahil, toute entière concentrée sur le paysage devant eux.
Elle resta immobile un moment, puis elle ferma soudainement les yeux et ses lèvres remuèrent en silence. Gert sentit ses doigts affirmer leur prise sur son épaule, devenir si chauds qu’ils le brûlèrent en dépit du tissu protecteur, firent fondre la croûte qui s’était formée sur sa peau depuis la dernière fois. Il serra la mâchoire et mobilisa toute sa volonté à rediriger son énergie interne vers ce point de connexion. Le monde autour de lui vacilla, devint sombre et vertigineux, mais il l’ignora. Plus jeune, il devait se battre pour contrôler les frissons d’angoisse qui menaçaient de le submerger et de réduire l’intensité du lien, mais une longue vie d’habitude avait confiné ces peurs au sein d’une prison tenace. Pour quelques instants, il n’existait plus, tandis que Sahil existait davantage, percevait ce qu’il ne voyait plus et encore davantage, sentait ce qu’il était incapable de percevoir avec une puissance sans pareille.
Le malaise l’envahit alors que sa compagne serrait son épaule toujours plus fort, lui réclamait toujours plus d’énergie. Un léger sifflement trouva le chemin de ses oreilles, sonna comme un cri de rage, de désespoir. C’était encore une illusion, n’est-ce pas ? Puis il réintégra brusquement la réalité, la main de Sahil glissa de son épaule et gagna son dos, le caressa d’un va-et-vient avec douceur. Gert se tourna vers elle, observa ses yeux qui luisaient encore faiblement. Il ne pouvait jamais le voir mais il savait qu’à l’apogée de leur fusion, ses iris pouvaient briller plus fort que les étoiles au plus noir de la nuit.
Il lui fallut quelques secondes pour enfin remarquer le sourire qui déformait les lèvres de Sahil. Il comprit immédiatement. Entre eux, les mots étaient superflus depuis si longtemps… depuis toujours. Le soulagement déferla en lui, une joie intense pénétra chaque cellule de son être, le plongea dans une telle euphorie qu’il craignit un instant que ce soit un mirage de plus, un dernier tour retors que la forêt s’amusait à lui jouer. Mais le sourire de Sahil ne faiblissait pas, bien au contraire, alors il l’imitât. Ce n’était pas un sourire de réconfort, esquissé blottis au coin du feu après une nouvelle journée de recherche vaine, ni un sourire triste à la révélation d’un nouveau leurre. C’était un véritable sourire, comme ils n’en avaient plus échangés depuis si longtemps. Depuis qu’on leur avait tout pris. Gert sentit la douleur gagner ses joues, occulter l’élancement de son épaule, mais il l’ignora, trop heureux de ce rêve enfin incarné.
Ce n’était pas une illusion, le pouvoir de Sahil ne mentait pas.
La cité était vraiment là. Ils avaient réussi.
Aucune carte ne l’indiquait. Seules les légendes en parlaient, ainsi que les rumeurs colportées par ceux qui n’existaient plus. Sur le parchemin, la forêt sans fin n’était pas si étendue, il aurait dû être facile d’en ratisser chaque recoin. Sur le parchemin…
À l’intérieur, les distances s’étiraient à l’infini, on perdait tout repère, on oubliait même pourquoi on était là, ce qu’on cherchait. Si Sahil n’avait pas été présente, Gert serait devenu fou, aurait trébuché du haut d’une falaise, croyant lancer son pied à l’assaut d’une clairière. Les arbres étaient partout les mêmes, avec leurs aiguilles menaçantes, leurs masses sombres qui occultaient le soleil et empêchaient de voir seulement s’il existait encore un monde en dehors de ce labyrinthe infini. Mais Sahil avait été là pour l’arracher à ces illusions, pour lui rappeler la douleur non moins cruelle de la réalité. Gert avait été là pour elle aussi, quand elle s’était presque noyée dans une mare à peine visible, lorsqu’une branche épaisse avait manqué de lui broyer l’épaule en se brisant. Pour alimenter son art.
Aucun d’entre eux n’aurait survécu au voyage seul, mais ils étaient deux. Rien ici ne voulait d’eux, mais ils avaient réussi à atteindre leur objectif, à trouver ce qui n’existait même pas. Dans la forêt dans fin, ça suffisait à leur obtenir une place qu’ils n’avaient jamais obtenue ailleurs.
Quand Gert et Sahil franchirent une ligne invisible, les dernières étincelles d’illusions tombèrent. La cité surgit devant eux, radieuse et splendide. Ils virent enfin ses bâtiments aux colonnes hautes, aux briques d’un blanc éclatant sur lesquelles serpentaient des lianes fleuries, aux toits en ardoise ocre où poussaient de nombreux buissons et même des arbres. Ils virent les tours qui s’élevaient, les mosaïques qui couvraient leurs bases, les arches translucides qui les reliaient toutes et brillaient au soleil, les dômes dorés qui portaient l’habituelle sculpture polie en forme d’étoile. Ils virent les fontaines et entendirent le ruissellement mélodique des filets d’eau. Ils virent les pavés de marbre incrustés dans la terre et sentirent le parfum aérien des fleurs qui en habitaient les interstices.
Du vide émergèrent également des silhouettes, tout autour d’eux. La plupart ne leur prêtèrent aucune attention, mais certaines se tournèrent brièvement vers eux en les croisant, sans s’arrêter. On leur offrait alors un sourire bienveillant, puis on leur désignait quelque chose d’un signe de tête.
Gert et Sahil regardèrent dans la direction qu’on leur indiquait, celle-là même d’où ils étaient venus, et ils virent alors le lac. Auparavant, ce n’était qu’une marée d’arbres sans fin, plantés sur un terrain irrégulier, leurs jambes ne s’en souvenaient que trop bien. Désormais, c’était une vaste étendue bleue. L’eau était claire, animée d’un léger courant. Les deux voyageurs s’approchèrent du ponton de bois qui s’élançait au-dessus des eaux. Ils avisèrent les nombreux barques qui y étaient accostées en rangée, puis tournèrent leur regard vers l’horizon. Vers l’île qui trônait au centre du lac. Vers les tours dont on devinait vaguement les formes à cette distance. Vers la véritable cité, plus merveilleuse encore. Ici, ce n’était qu’un avant-poste. Une porte d’entrée.
Sahil sauta dans la barque la plus proche et tendit le bras pour aider Gert à faire de même. Ils saisirent les rames, se détachèrent du quai, et activèrent leurs bras de concert. Ils avaient réussi, mais il restait une dernière étape à leur voyage. Une dernière ligne droite pour savourer leur avenir renaissant.
Au cœur du lac perdu se trouvait la cité des bannis. Le dernier endroit au monde où une diseuse de pouvoir et son lige pouvaient vivre en paix.
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